mardi 24 juin 2008

Les compères missionnaires partirent de la place St-François remplis d’espoir et d’ivresse. Ils passèrent le Grand-Pont, continuèrent jusqu’à Chauderon. Là, Mulier eut l’envie d’ouvrir un bac en bois vert où étaient entreposés des sacs de sel que la Ville utilisait pour éviter le gel des trottoirs en hiver. Il y trouva un sac, une moufle, une pelle et un seau. Il ne prit que le sac de sel. Il s’avança un peu sur le pont Chauderon de sorte à se trouver juste au-dessus de la route de Genève. Il vida le sac et le sel qui tombait donna le temps d’un instant l’impression qu’il neigeait.

- La première neige de l’année, s’exclama Kuba en plein mois de juillet
- Il neige, il neige sur G’nève, entonna le Pape
- On sait jamais, qu’un chat s’empoisonne, persista Mulier

Ils poursuivirent leur marche jusqu’à l’ascenseur qui menait à l’arrêt du métro Vigie. La station entamait le tunnel menant au terminus du Flon et la lumière de la ville qui y entrait lui donnait l’apparence particulière d’être à demi-souterraine. Le long des 50 mètres du quai, Le Pape se mit au travail. Il regarda attentivement la station tout en prenant des notes. Il inscrivait l’emplacement de chaque panneau portant le nom de l’arrêt ainsi que la taille de leurs caractères. Il compta les distances entre chaque avec minutie. Alors que Mulier, sous le regard amusé de Kuba, s’apprêtait à briser la vitre d’un distributeur à denrées, le Pape les appela.

- C’est ici qu’aura lieu le premier acte de notre mission. Je ne peux encore vous en dévoiler les aspects, mais ne désespérez pas, cela viendra rapidement.
- J’espère bien que tu vas nous dire de quoi il s’agit, cria Kuba. Pendant qu’on repère, on s’ désaltère pas. J’ai soif moi. Et quand j’ai soif, j’deviens mauvais.
- Sans oublier qu’on est bénévole et que j’ai pas encore vu de chat, dit Mulier avec sincérité. Bénévolat d’accord, mais pas sans chat.
- Sans chat… heu sans ça quoi ?, demanda le Pape
- Sang chaud j’arrête la mère, ou alors tu craches le forçat… heu non sans chat j’arrête l’affaire ou alors tu craches le morceau, contrepéta Mulier
- Bon, puisqu’il en est ainsi, je vais vous initier. Cela fait longtemps que je me penche sur le problème de l’appellation de cet arrêt Vigie. J’ai toujours trouvé qu’il y avait là quelque chose de bizarre. L’autre jour, tout s’est éclairci. Voyez. Que symbolise pour vous le métro ?
- Un serpent albinos qui pompe les péchés des usagers qu’il véhicule pour leur rémission, dit Kuba
- Une sorte de Gloïre comme chez Vian mais avec une inconscience collective. Pas mal, mais je pense pas à ça. Mulier, t’as une idée ?
- Moi, j’imagine plutôt ça comme une longue bite qui pue. « Bite » par sa forme et « qui pue » pour l’air de miasme abject qu’on y respire en été. En fait il symbolise la vie, puisque la vie est une longue bite qui pue. Enfin, si, comme moi, on la résume à une sexualité incontrôlée et perverse.
- On reconnaît là l’helléniste, bravo Mulier, dit le Pape. Je pense la même chose que toi. Il y a incontestablement une dimension phallique du métro. Quant à résumer la vie à la sexualité, je ne te suis pas totalement mais laissons cela de côté, c’est un autre problème qu’on ne peut résoudre maintenant. Passons à l’entrée de ce tunnel, quel est son symbole pensez-vous ?

Kuba, peu intéressé par la discussion, s’était mis à l’écart pour rouler un joint. Mulier quant à lui, fier de sa première réflexion, répondit :

- Y a pas 36 000 solutions. L’entrée symbolise le sexe féminin dans lequel l’ithyphalle métropolitain s’introduit
- Voilà bien mon avis mon bon Mulier. Or, le sexe féminin se nomme aussi le vagin et non pas la vigie. Il y a erreur incontestable de dénomination. Il faut y remédier. L’autre nuit j’ai rêvé d’un quatrain que j’ai noté à mon réveil. Le voici : « Ce sera à l’entrecuisse à l’arrêt dit Vigie Que vous révélerez pour le salut des cons La vérité cachée, deux lettres de la vie Que vous rectifierez telle votre mission ». Notre mission est claire et consiste donc en cela: changer le premier « i » en un « a » ainsi que le « e » en un « n ». Nous n’avons que deux lettres à modifier, cela simplifiera la tâche. Il faudra opérer durant la nuit et en une seule fois.
- Ça doit être faisable, combien y a d’ panneaux ?
- 2 en petites polices et 2 en grandes
- Voyons, si on compte une personne pour deux panneaux et deux guets aux alentours, à quatre ça devrait le faire rapidement.
- En effet, à quatre en l’espace de quelques minutes le travail serait fait sans trop de danger. Mais se contenter de cet arrêt serait faire preuve de médiocrité. Les gens prendraient la chose comme un simple gag d’étudiants. Mon projet je te le rappelle Mulier est bien plus important. Il faut s’attaquer à toutes les stations de la ligne et leur donner une connotation sexuelle afin de témoigner la symbolique phallique du métro. Et comme tu l’as dit toi-même de manière un peu catégorique, la bite occupe une place importante dans notre vie. C’est notre devoir de mettre à la vue de tous cette sexualité qui reste encore taboue. Ne voyons pas petit, mon grand !
- Alors il faudra quatre personnes par arrêt. Chui pas sûr qu’on les trouvera
- Pas forcément il y a des stations plus petites avec moins de panneaux. C’est pour ça qu’il faut faire des repérages. Allons ouar à l’arrêt Montelly qui deviendra Monpénis.


Le Pape, Mulier et Kuba firent 50 mètres sur les voies du métro avant d’accéder à un petit chemin réservé aux mécaniciens de la ligne. Le chemin était composé de dalles en béton instables qui clapotaient quand ils marchaient dessus. Ce bruit eut l’effet d’irriter Mulier qui se saisit de l’une d’elles avec une facilité accentuée par l’alcool et la bazarda dans le talus adjacent. Il sourit en devinant l’éclat qu’elle fit en heurtant le sol.

Mulier, c’était le mauvais goût élevé au rang de l’art, une bêtise feinte qui était devenu par sa maîtrise une sorte de rôle parfaitement exécuté. Sa vie était spectacle, il y prenait plaisir. Un sourire permanent atténuait l’appendice nasal particulièrement développé. On pouvait aisément le qualifier de bossu. Son allure générale n’était pas rassurante. Il était mal vu d’ailleurs et s’en moquait. Le Pape et lui s’étaient connus à l’école et depuis une solide amitié s’était développée entre eux. Mulier avait eu la vertu de ne jamais avoir sa moyenne trois années durant. En effet, il avait doublé sa 8ème latin-grec, passé conditionnellement sa deuxième 8ème pour finir par louper lamentablement sa 9ème. Chapeau bas disait toujours le Pape qui vouait une véritable admiration envers la philosophie existentielle de Mulier. Ses agissements surprenants pour quiconque, comme montrer sa verge à tous venants, peloter les seins d’une inconnue, se faire tutoyer le pontife par une septuagénaire immonde ou jardiner sauvagement dans les rues de Lausanne n’effrayaient en rien le Pape. Sauf un. Mulier avait cette obsession de vouloir tuer un chat. Acte déjà commis, si l’on en croyait ses propres aveux. Il se vantait en effet étrangement d’en avoir brûler un en ayant pris la précaution de l’enfermer auparavant dans une cage. Le Pape ne pouvait le croire capable de cette barbarie et pensait qu’il s’agissait là d’une histoire inventée, destinée à distraire une sombre galerie Ah !oui il aimait les déprédations aussi.

Alors que l’équipée longeaient les voies en direction de Montelly, le Pape ramassa un caillou et le lança contre un panneau de signalisation situé à 30 mètres dans une rue en contre bas. Le projectile fit mouche ce qui énerva les deux autres et les amena à un concours de précision. Le Pape tapa trois fois dans le mil, Kuba deux, Mulier zéro. Le jeu prit une tournure plus triviale quand le Pape proposa d’exploser à coups de cailloux des candélabres qui se trouvaient à un mètre en dessous de la voie qui était alors devenue aérienne et surplombait un chemin éclairé par les lampadaires en question. La tâche était facile et un premier candélabre fut vite vaincu. Le jeu s’arrêta là. Ils poursuivirent leur route vers l’arrêt Montelly.

Arrivés à destination, une surprise de taille les attendait. En effet, un beau berger allemand, accompagné de son maître en uniforme et de deux autres policiers, les accueillit par un superbe wouf !Aussitôt réprimé par l’homme qui le tenait en laisse. Un vieux con qui n’avait rien d’autre à faire à 4h du matin que de regarder par sa fenêtre les avait vus commettre leur méfait et avait courageusement alerté les cognes. Les trois lurons ne tentèrent aucune résistance et présentèrent leur carte d’identité qu’on leur demandait. Les roussins comprirent vite que Kuba était la seule personne avec qui ils pouvaient dialoguer. Le Pape et Mulier affichaient en effet une triste mine d’alcoolo et leurs propos étaient à leurs yeux incohérents. Ils étaient en sus en pleine montée d’extasie, mais Kuba par habitude gérait admirablement bien ce moment jamais facile à appréhender.

Kuba était d’origine polonaise et avait une tache sous le menton, une sorte de Gorbatchev la tête retournée. Son origine se devinait aisément sur sa gueule bien qu’il n’arborât point la moustache et qu’il fût d’une ignorance redoutable en matière de plomberie. Vendeur dans un magasin de disques compacts, il passait son temps libre à murger avec ses amis. Il maîtrisait sa consommation pourtant énorme de toutes substances susceptibles de modifier la pensée. Le Pape l’appréciait en partie par la capacité qu’il avait de se souvenir des soirées. Il pouvait ainsi raconter au Pape ce qu’il avait fait la veille, car lui, au contraire, était d’une amnésie carabinée. Leur rencontre s’était faite lors d’un nouvel an mémorable à Leysin. Des amis communs avaient loué une piaule au Vagabond, lieu mythique de la station vaudoise, hélas fermé de nos jours. Le Pape, censé rester qu’une seule nuit, passa trois jours là-haut avec sa chemise blanche devenue noire au final. Durant ce séjour, les deux ivrognes avaient pu faire plus ample connaissance lors d’une journée entièrement passée à fumer des joints et boire de l’alcool dans leur chambre qui ressemblait alors plus à une casemate où l’on aurait bêtement jeté du gaz banane pour emmerder des recrues. Il y a des événements dans une vie qui forcent le rapprochement. Celui-ci en fut un. Ah !oui il haïssait les pieds grecs aussi.

Un perdreau partit avec Kuba le long des voies pour constater les dégâts commis. Kuba lui montra le candélabre et admit qu’ils étaient responsables de ce vandalisme. L’affaire tenant du pénal si plainte était déposée, les pandores durent conduire les trois terroristes à l’hôtel sans étoile de police pour un procès verbal. Terroristes, car les moyens mis en œuvre pour cette arrestation spectaculaire n’avaient rien à envier à ceux concernant des braqueurs de banques ou meurtriers à la sauvette. Tous trois menottés, Mulier et Kuba prirent place dans la première voiture, le Pape dans la seconde avec le chien dans le coffre. Durant le trajet, le Pape, afin de détendre l’atmosphère qu’il jugeait exagérément grave, aboya pour converser avec le clébard. Celui-ci comprenant de suite qu’il avait affaire à un ami, une sorte d’humano-canidé, répondit par un petit cri tendre qui témoignait sa sympathie. Mais le dialogue ne fut pas du goût de son maître qui le stoppa net plongeant les deux nouveaux amis dans la frustration. Le reste du voyage fut d’un total inintérêt.

Les complices connaissaient bien le bâtiment, ils y avaient achevé plus d’une fois leurs soirées et en finiraient bien d’autres encore. Pourtant, ils étaient toujours surpris et perdus dans les dédales de couloirs qu’on leur faisait prendre. Les lieux étaient faits de sorte à éviter toute évasion et c’était réussi. Enfin, avec cette précision que dans leur état, le Pape et Mulier se seraient perdus dans leur propre appartement. Chacun fut mis dans une cellule séparée. Les dépositions furent prises. Tout se passa dans le calme, si ce n’est les élévations de voix de Mulier qui permirent à Kuba et au Pape de rire un peu, beaucoup, suffisamment. Ils perçurent entre autre que Mulier insistait sur le fait que le prénom de sa mère ne comprenait pas de « h », contrairement aux thons qu’il se farcissait, et apprirent sans surprise qu’il s’était sifflé environ 10 litres de bières durant la soirée.

Une fois libérés, Mulier, le Pape et Kuba se retrouvèrent devant le poste de police. On lisait une certaine fierté sur leur visage. Mais, alors qu’ils discutaient de leurs interrogatoires, le Pape vit sur le talus de l’autre côté de la route, direction la Bossette, un renard entrer dans son terrier situé sous les racines d’un pin.

- Tiens un renard, dit le Pape. Ils s’aventurent de plus en plus en ville ces temps.
- Ouais ils viennent bouffer les poubelles, continua Kuba
- Y a pas à dire, un renard ne vaut pas un chat, renchérit Mulier
- Vous avez quand même cerné le comique de la situation, demanda le Pape ?

Non, ils ne cernèrent pas le comique de la situation. Le Pape leur fit donc constater que le renard avait vue sur le poulailler. Kuba rit en faisant « ha », Mulier rit aussi mais en gémissant, comme il en avait la mauvaise habitude.

Chacun rentra chez lui, fatigué par la soirée prolongée. Le Pape au réveil n’avait pas belle allure. Il connaissait bien ces lendemains et ne les aimait pas. L’euphorie de la veille s’était muée en angoisse. Il assumait difficilement cette vie irraisonnable. Il était rentré dans un rôle qu’il ne maîtrisait plus et qui le faisait souffrir. Sous l’apparente gaieté nocturne, il n’était pas heureux. Derrière la façade, le jardin était en friche. Pourtant, le Pape savait au fond de lui que ce jardin avait un potentiel énorme où les plus belles fleurs allaient un jour pousser. Cette certitude, c’était son espoir qui le motivait à continuer de vivre. Pour le moment, l’alcool était la seule solution qu’il avait trouvée comme moyen de survie. Survie était bien le terme approprié, car il devait chaque jour se débattre pour s’en sortir. Le plus dur était sûrement l’influence des autres, ceux qui riaient des tristes exploits du Pape légitimant ainsi cette vie en enfer. Les conséquences de ses actes, c’était lui et lui seul qui les subissait. Les amendes fréquentes pour troubles de l’ordre public faisaient parties de son budget. Plus grave que le matériel, il y avait la santé. Car, quand on boit à ce niveau, le physique en prend un coup. Le corps fait assez vite comprendre qu’il n’est pas passionnément friand de ses bitures répétées, en protestant sous la forme de tremblements matinaux que le Pape s’était toujours défendu de soigner de quelque manière que se soit. La facilité de boire pour les calmer lui paraissait indigne, alors il encaissait tout simplement. Beaucoup d’alcooliques pour pouvoir assouvir leurs besoins adoptent une hygiène de vie le leur permettant, (vitamines, médicaments, sport ! Etc.…) Le Pape lui buvait comme il vivait, de manière anarchique. En somme, il ne savait pas boire, mais il ne le voulait pas. Il n’avait ainsi jamais pu s’accommoder avec la bibine et résistait peu à ses effets. Ce manque d’endurance lui faisait commettre toutes sortes d’actes dont il ne se souvenait jamais et qu’il regrettait de tout son être. Ah !oui il se droguait aussi.

Quelques mois plus tard, ils furent convoqués pour le jugement. Entre temps leur méfait avait été relaté dans le 24heures par un 117express puis par un article de suivi où ils avaient appris que la Ville de Lausanne ne pensait pas porter plainte et demandait uniquement réparation. C’est donc assez sereinement qu’ils entrèrent dans le bureau de la juge. Après les salamalecs officiels et la lecture des procès verbaux, celle-ci voulut en savoir plus sur les motivations qui les avaient poussés à agir ainsi et demanda :

- Messieurs, dites-moi un peu ce qui vous est passé par la tête en fracassant ce candélabre ?
- A vrai dire pas grand chose, avoua honnêtement Mulier devant le silence de ses deux comparses.

Cette réponse notée telle quelle dans le procès verbal provoqua un éclat de rire de la greffière. La réponse de Mulier ne pouvait être plus exacte. Il ne leur était vraiment pas passé grand chose par la tête. La juge relut la déposition et la greffière rit à nouveau au passage de la réponse de Mulier. Ils furent condamnés à payer chacun 225.- pour la remise en état du candélabre. L’idée géniale du Pape avec sa portée universelle qui devait réveiller l’esprit de la population fit donc long feu. Ils n’en reparlèrent jamais plus.

Au sortir de l’établissement familier, ils décidèrent sans grande réflexion de traverser la route et d’entrer dans le premier bistrot du coin « le café des Amis ». Ils commandèrent trois chopes, puis trois autres et encore trois autres. Mulier faisait le pitre, Kuba riait, le Pape était saoul. Cependant, celui-ci se devait d’assurer la moindre car, ayant abandonné ses études de Lettres, il partait le jour même pour Paris où il avait été reçu dans une école de journalisme. Il buvait pour retarder le départ, éviter d’y penser. Mais qui dit boisson, dit aussi souvent pognon, or il commençait à manquer. Aussi entreprirent-ils d’aller acheter des canettes chez l’épicier chinois, solution beaucoup moins onéreuse, et de se les enfiler tranquilles sur un banc. Ils parlèrent de rien avec brio.

Mais le temps inlassablement passait et le Pape dut se résoudre à prendre le chemin de la gare. Le tgv lyria l’attendait méchamment. Il monta à bord, équipé en conséquence de bière pour le voyage de quatre heures jusqu’à Paris. Il n’était pas inquiet de manquer car il y avait toujours le wagon-restaurant pour le secourir. Le Pape pausa ses bagages à sa place et retourna vers ses amis.

- Bon les gars, vous penserez à moi pendant vos murges
- Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche, répondit Mulier
- Entre deux verres on en boira toujours un pour toi, réconforta Kuba. De toute manière tu reviens pour Noël, ça fait pas long
- Ouais, enfin si je suis toujours en vie, dit énigmatiquement le Pape

Le sifflet du contrôleur donna le départ du train qui disparut lentement dans le soleil couchant automnal. Le trajet fut l’occasion pour le Pape de se plonger dans ses souvenirs. Rien de bien passionnant pour l’instant se disait-il et voyait le départ pour Paris comme une opportunité de se faire. Se faire est l’expression appropriée. Comment pouvait-il se refaire, il n’avait jamais encore été fait, hormis d’ivresse naturellement. Soudain, une panique le prit. Comme les bons blancs du Lavaux, les calamin, vinzel et autres épesse ou st-saphorin lui manquaient déjà, il se demanda s’il en trouverait dans ce pays de buveurs de rouquin. L’angoisse disparut rapidement, car il ne crachait nullement sur le rouge, le bougre. Et ceci d’autant plus qu’il ne boutanchait que du rouge français en général, sauf nécessité bien entendu. Un poivrot reste un poivrot.

Avec l’alcool et la fatigue, le Pape tomba dans profond sommeil. Il rêva peu mais bien jusqu’à son arrivée, gare de Lyon. Comme tout le monde descendait, lui fit de même avec sa dernière bière et sortit à son tour du train. Paris, qu’il connaissait bien déjà, allait bientôt entendre parler de lui. Il n’était pas venu là en simple étudiant de passage et comptait bien laisser sa trace dans l’histoire de la Ville. Comment allait-il le faire, il l’ignorait mais il était décidé à faire les choses avec sérieux et application. Son apparente fainéantise n’atténuait en rien ses capacités quand il le voulait bien. Comme tous les grands artistes, il préférait rêvasser qu’aller au charbon. Mais lorsqu’ il fallait y aller, il y allait au charbon.

Il prit la ligne 1 jusqu’à la place de l’Etoile, rentra dans sa chambre de bonne fortune, avenue de la Grande Armée et se coucha.

mardi 13 novembre 2007

Alors qu’il longeait les sections 67 et 68, il entendit un bruit pareil à celui que pourrait émettre un porc sévèrement léthargique et qui lui semblait venir de l’extrémité nord de la section 54. Il s’avança en silence, poussé par un mélange de crainte et de curiosité. Il distingua à trois pas de lui environ un gros tas remuant de manière aléatoire. Une éclaircie de la lune lui permit de distinguer qu’il s’agissait d’un homme enveloppé dans un long manteau d’hiver. Soudain le pied droit du Pape se posa sur une bouteille de vin vide qui lui fit perdre l’équilibre si bien qu’il s’étala de tout son saoul sur les graviers de l’allée.

- Qui va là, fit l’homme en se redressant maladroitement

Le Pape vit à ce moment la bête qu’il avait réveillée. Un superbe clochard parisien, le pur souche, l’archétype, le cinq étoiles. Il était sapé comme une soupe à la courge, mais au-dessus de sa barbe poussiéreuse et de ses pommettes rouges, le Pape aperçut les yeux malicieux qui font le vrai clodo. Cela le rassura et le réjouit même. Il s’était toujours senti proche de ces marginaux, alors d’en avoir un de tout premier choix sous la main, il ne voulait pas le lâcher sans avoir pu avant faire un brin de causette avec lui.

- Pardon je ne voulais pas vous faire du tort. J’étais en route pour saluer Molière à défaut d’avoir Mulier sous la main quand j’ai entendu quelques bruits qui m’ont intrigué, de sorte qu’en m’approchant j’ai glissé sur une bouteille absurde.
- Oh là du calme mon gaillard, critique pas mon rouquin, de l’algérien tout frais de cette année, un euro la boutanche. On crache pas la-dessus quand même.
- C’est bien parlé mon ami et si l’envie vous prend de m’en offrir une goutte, je ne dirai pas non, car j’ai le siphon à sec.
- Avec plaisir, c’est pas tous les soirs que j’ai de la visite. Moi, ça fait 15 ans que j’ai choisi ce lopin. Je m’endors chaque nuit à côté de Nerval, ça me donne une raison d’être mélancolique. Allez ! buvons en une, cul sec.

Le courant avait tout de suite bien passé entre les deux boit-sans-soif. Il se produit quelque fois cette alchimie instantanée entre deux êtres qui ne se connaissent mais qui devinent immédiatement que l’autre est quelqu’un de bon. Les gens de bien se rencontrent quoi qu’il en soit. Ils burent donc une bouteille chacun.

- Non d’un pneu, ça regonfle, dit le Pape. En parlant de Nerval, je faisais un truc marrant à Lausanne avec deux potes écrivains. Je ne doute pas que tu connaisses El Desdichado ?
- Je suis le ténébreux, le veuf, le machin chose
- Exactement
- Je connais, mais pas par cœur
- Pas grave. Je t’écrierai le texte et tu pourras chanter avec moi ce poème sur l’air des élucubrations d’Antoine. Comme il est composé d’alexandrins, ça colle pile poil.

Le Pape écrivit le texte du poème et ils purent ainsi gueuler à tue-tête ce qui reste comme le plus bel hommage jamais rendu à Gérard de Nerval. Et pour rendre encore plus pro le spectacle au public illustre, Jeannot la fouille, c’était son nom, sortit son harmonica pour les breaks entre les couplets. Leurs voix s’accommodaient tant l’une à l’autre qu’on eut dit qu’il s’agissait d’un duo parfaitement rôdé. Les applaudissements des spectres se firent entendre par le bruit des branches qu’agitait un vent glacial.

À la fin du spectacle, ils tombèrent l’un à côté de l’autre au pied de Delacroix et discutèrent des choses de la vie tout en fixant la lune qui semblait regretter quelque chose.

- Dis donc la Fouille, elle te plaît ta vie dans ta décharge cadavérique ? Comment t’en es arrivé là ?
- Tu sais le Pape, la vie n’est pas faite pour des gens comme nous. Je dis nous, car tu me ressembles. Quand je te regarde, quand je t’écoute, je revois le jeune homme plein de talent que j’étais. J’étais musicien, tout le monde me prédisait un avenir. J’ai alors perdu la confiance devant tant de certitude. Que savaient-ils de moi, de mes capacités, de mes envies ? Je me suis senti comme pris en otage, on me volait ma liberté de faire ou de ne pas faire. Je pensais que si je ne faisais rien, les autres l’auraient pris comme un échec. Donc je me sentais obligé de faire quelque chose et l’obligation m’est insupportable. Alors je suis parti, j’ai bu et j’ai perdu. Fais gaffe à toi le Pape ! tu es sensible comme moi, ne laisse jamais les autres influencer ta vie ou tu finiras dans un cimetière à pisser sur Murat et chier sur Davout.

Ces paroles avaient troublé le Pape. Il entendait parfaitement ce que venait de dire Jeannot. Il se savait depuis longtemps en danger de devenir comme lui s’il ne prenait garde. Cet exemple concret le terrifia et plutôt que de l’affronter, d’en parler, il préféra l’esquiver en déviant le sujet de la conversation. Mais il possédait là une piste pour comprendre son désespoir.

- Tu voudrais pas me faire une visite guidée du cimetière, j’ai bien envie de faire un tour des locataires.Volontiers, mais avant buvons un coup. Ces histoires m’ont tari le gosier.
Le Pape, de son vrai nom Rémus Jolains, allait alcooliquement sur ses 22 ans. Son surnom lui avait été donné par une bande de potes qui avait pris pour nom « La Cour. » On y trouvait la noblesse avec le Baron ou le Marquis, mais aussi la pègre avec le Parrain ou encore le harem avec l’Eunuque. Rémus avait été baptisé le Pape en référence à son arrière-grand-oncle qui fut en son temps Cardinal de Paris. Cardinal, ayant une consonance trop houblonnesque pour des buveurs de blanc, La Cour avait opté pour le grade supérieur. Ainsi nommé, le Pape étudiait les Lettres à l’université de Lausanne. Il vivait seul dans un studio qui n’était pour ainsi dire qu’un répugnant dortoir insalubre où ses compagnes nocturnes le suivaient aveuglément. Il baisait machinalement, parce qu’il le fallait bien. Il avait connu tous les styles et toutes les classes sociales. Il avait un faible pour les étudiantes par défaut, pour ne pas dire complètement connes, avec les seins qui tenaient dans les mains. Peu lui importait la couleur des cheveux. Trop souvent hélas, il devinait leur vulgarité sous-jacente avant l’ébat, ce qui rendait l’acte encore plus pathétique. Ce qui l’intéressait dans ces conditions, c’était de vider ses couilles, point final. Un soir, une vulgaire par définition avait refusé une seconde mi-temps. Le Pape, avec classe et noblesse, l’a mis dehors en lui donnant 20 francs pour le taxi. Enfin bref, sa vie était triste. Il lui manquait une raison d’exister qui pallierait son incompréhension de ce monde qui l’agressait dès qu’il le rencontrait. Il était de ces âmes sensibles qui perçoivent les choses avec une lucidité cruelle et fulgurante et qui souffrent des injustices permanentes de la vie quotidienne. Pour faire simple, les cons l’emmerdaient. Ses seuls réconforts étaient la lecture, la musique et le mot fléché du télétop matin le dimanche. Ce manque d’action le plongeait dans une dépression maladive mais réfléchie. Il savait bien ce qu’il voulait, seulement il n’osait se l’avouer. Ah oui, il buvait aussi.